SCÉNOGRAPHIE LYRIQUE

SCÉNOGRAPHIE LYRIQUE
SCÉNOGRAPHIE LYRIQUE

Même si l’opéra a pu apparaître comme une forme extrême, idéale ou totale de théâtre, la mise en scène lyrique obéit à des lois spécifiques: la platitude de la plupart des livrets, la faiblesse des situations, la pauvreté de la psychologie limitent la part de la réflexion dramaturgique et de la direction d’acteurs au profit du prestige de l’image scénique; et, surtout, les exigences du chant et la contrainte du temps musical fixé par la partition dépossèdent le metteur en scène de la maîtrise du rythme du spectacle, de l’intonation et de la diction des interprètes, donc d’un élément essentiel de l’expressivité.

C’est sans doute ce qui explique que l’opéra n’entre dans l’ère de la mise en scène conçue comme une création autonome – que les historiens du théâtre s’accordent à dater des années 1880 – qu’avec soixante-dix ans de retard. On voit pourtant se formuler, dès la fin du XIXe siècle, une théorie de la mise en scène lyrique: la réflexion d’Adolphe Appia sur les contradictions du système wagnérien, qui aboutit à une réforme radicale de la scène, connaît peu d’applications immédiates; mais elle influence directement les recherches de Wieland Wagner à Bayreuth, qui inaugurent la vraie prise de pouvoir du metteur en scène à l’opéra. Désormais, la mise en scène lyrique est traversée par les mêmes débats et les mêmes lignes de partage que la mise en scène théâtrale; pourtant, ni l’intérêt croissant des plus grands metteurs en scène de théâtre et de cinéma pour la «relecture» des œuvres du répertoire, ni les tentatives récentes pour faire éclater l’espace de la représentation ne peuvent abolir complètement la frontière qui sépare le théâtre parlé de ce théâtre à la fois excessif et conventionnel que demeure l’opéra.

Le temps des théories: la critique du naturalisme

La notion de mise en scène conçue comme organisation globale et unitaire du spectacle d’opéra n’apparaît pas avant le XIXe siècle; jusque-là, le «machiniste», éventuellement assisté du librettiste et du maître de ballet, règle les changements à vue et les entrées des chanteurs, dont la gestuelle et les déplacements sont déterminés par l’improvisation, par la tradition qui fixe la hiérarchie des places sur le plateau, et surtout par les toiles peintes selon les lois de la perspective, qui interdisent au chanteur de s’éloigner de l’avant-scène. L’exécution de ces décors, de plus en plus chargés, de plus en plus luxueux, est confiée jusqu’au début du XXe siècle à des peintres différents, spécialisés dans les représentations de châteaux, de palais, de forêts...

Dans ses œuvres théoriques des années 1850 (Opéra et drame , L’Œuvre d’art de l’avenir ), Wagner formule nettement l’exigence d’une unité de conception et de réalisation du spectacle lyrique; mais l’idéal du Gesamtkunstwerk , œuvre d’art totale dans laquelle convergeraient non seulement la musique et la poésie, mais la danse, la peinture, la sculpture, est sans doute moins fécond pour l’histoire de la mise en scène lyrique que sa faillite, constatée par Wagner lui-même. À Bayreuth, les esquisses des peintres Josef Hoffmann et Paul von Joukowsky, d’après lesquelles les frères Max et Gotthold Brückner réalisent costumes et décors, restent tributaires de la surcharge archéologique et anecdotique du décor illusionniste, tandis que la direction d’acteurs, inspirée du style de jeu des Meininger, introduit plus de mobilité et de vie sur le plateau: lorsque Wagner incite chanteurs et choristes à jouer non vers la salle, mais les uns vers les autres, il ne fait que mettre en œuvre la théorie naturaliste du «quatrième mur», qui paraissait inapplicable à l’opéra; mais ce souci de réalisme (qu’Albert Lavignac rapproche de l’expérience d’Antoine au Théâtre-Libre), ne fait que rendre plus évidente la contradiction entre l’intériorité de la musique, la vérité du jeu et la convention des toiles peintes.

Le théoricien et metteur en scène suisse Adolphe Appia tire toutes les conséquences de cette contradiction dans deux essais capitaux, La Mise en scène du drame wagnérien (1895) et La Musique et la mise en scène (1899), dans lesquels il s’inspire de l’idéalité et de l’essentialité de la durée musicale pour renverser la hiérarchie des éléments représentatifs de la scène illusionniste, entièrement déterminée par les exigences de la peinture; c’est désormais le corps vivant et mobile de l’acteur, directement animé par le rythme musical et servi par un éclairage actif, grâce aux possibilités nouvelles offertes par l’électricité, qui doit déterminer la plantation du décor: les surfaces planes laisseront la place aux volumes, aux praticables qui modèlent le relief du sol et jouent avec le corps tridimensionnel du chanteur, tandis que la peinture, reléguée à l’arrière-plan, n’aura plus qu’une fonction documentaire.

Ces premières recherches, que Cosima Wagner, gardienne de la tradition de Bayreuth, qualifie d’«enfantillages», se concrétisent pourtant à travers une série de dessins et d’esquisses. Dans les années 1890, le Walhalla de L’Or du Rhin , masse rocheuse imposante et lointaine, ou le rocher des Walkyries, dont les arêtes se découpent sur un ciel lourd de nuages, manifestent un souci de stylisation qui ne rompt pas complètement avec la figuration; à partir de 1906, sous l’influence des expériences de «gymnastique rythmique» d’Émile Jaques-Dalcroze à l’institut d’Hellerau, le style d’Appia tend à la simplification et à l’abstraction: les espaces rythmiques (1909), agencements géométriques de blocs, de cubes, de pentes, d’escaliers, influencent les esquisses wagnériennes des années 1924-1926 (La Walkyrie , Le Crépuscule des dieux , Lohengrin ), pures compositions architecturales, jeux d’ombres et de lumières, combinaisons de colonnes, de paliers et de pentes qui ne laissent aucune place à la description ou à l’évocation de lieux réels.

En 1912, Appia monte à Hellerau l’Orphée et Eurydice de Gluck, dans un espace rythmé par des volées d’escaliers frontaux et latéraux, des plans inclinés et des tentures; le Tristan qu’il réalise à la Scala (1923, direction Toscanini), puis L’Or du Rhin et La Walkyrie de Bâle (1924-1925) donnent des résultats décevants: parce que ses théories étaient trop en avance sur les pratiques des théâtres lyriques de son temps, Appia, metteur en scène sans mises en scène, était condamné à rêver, écrire ou dessiner des spectacles imaginaires.

Les premières recherches sur la mise en scène d’opéra sont étroitement liées aux questions nouvelles que pose l’œuvre de Wagner. À l’Opéra de Vienne, la brève et fructueuse collaboration de Mahler et du scénographe Alfred Roller (1903-1907), qui produisent un Don Giovanni resté célèbre à cause du système de parois mobiles et du cyclorama coloré qui permettent des changements instantanés de lieux, porte principalement sur Tristan (1903), L’Or du Rhin (1905) et La Walkyrie (1907). Dans ces trois spectacles, la nudité du dispositif, constitué de praticables et de quelques éléments plastiques, l’usage dramatique et psychologique de la lumière et de la couleur, le refus de tout réalisme anecdotique trahissent l’influence d’Appia. Surtout, cette remise en cause du naturalisme triomphant ouvre la voie aux expériences des expressionnistes allemands: le décorateur Ludwig Sievert conçoit pour les quatre tableaux de L’Or du Rhin un dispositif unique (Fribourg, 1912); le sol en arc de cercle qui évoque la courbure du globe terrestre, quelques plates-formes et un cyclorama sur lequel jouent des projections déterminent non pas un décor, mais une aire de jeu. La Farblichtmusik , la lumière colorée utilisée selon ses affinités avec la musique, acquiert un rôle de plus en plus important, dans la Tétralogie «cubiste» de Wildermann (Düsseldorf, 1921), comme dans celle que réalise Wallerstein dans les décors de Roller (Vienne, 1928-1931).

L’influence d’Appia sur le Tristan présenté par Meyerhold au théâtre Marinski de Moscou (1909) est plus nette encore: après avoir lu La Mise en scène du drame wagnérien (mais aussi les œuvres théoriques de Wagner, de Craig, et La Danse , de Fuchs), Meyerhold adopte les grands principes appiens; négligeant la lettre des indications scéniques de Wagner, reléguant la peinture à l’arrière-plan, il règle sa mise en scène sur le rythme de la musique, comme une chorégraphie, en faisant jouer les corps sur les plans inégaux d’une «scène-relief».

Cette première expérience de la musique et du chant (prolongée en 1911 par un Orphée mis en scène dans un dispositif de tentures mobiles) contribue à mettre Meyerhold sur la voie de son «théâtre de la convention», qu’on oppose souvent au réalisme stanislavskien; il est intéressant de relever que les divergences entre les deux metteurs en scène semblent s’effacer lorsqu’ils travaillent sur l’opéra. Stanislavski est très proche de la conception appienne de la durée musicale quand il évoque, dans l’enseignement qu’il dispense de 1918 à 1922 à l’Opéra-studio adjoint au Bolchoï après la Révolution, la nécessité d’inventer «un tempo-rythme non extérieur, physique, mais intérieur, spirituel», pour unifier musique, chant, parole et action; et en faisant l’éloge de Chaliapine, dont l’interprétation antinaturaliste «n’incite pas l’auditeur-spectateur à s’interroger sur le bien-fondé du chant» (Meyerhold), il reconnaît à son tour dans l’opéra un art de la convention consciente. L’originalité des deux metteurs en scène russes aura été de réfléchir non seulement sur la plastique de la scène (les mises en scène lyriques de Meyerhold annoncent directement le constructivisme des années 1920), mais sur la formation et la direction du chanteur-acteur et l’élaboration d’une gestuelle qui échapperait à la fois aux stéréotypes de l’opéra traditionnel et au naturalisme wagnérien.

Jacques Rouché a largement contribué à diffuser en France ces diverses recherches, comme écrivain et comme directeur de théâtre. Dans L’Art théâtral moderne (1910), il décrit et vulgarise les théories et les réalisations de Fuchs, Erler et Reinhardt, Stanislavski et Meyerhold, et surtout de Craig et d’Appia; il dégage leurs points communs, en les reliant au mouvement symboliste et au courant de l’idéalisme théâtral; il présente enfin une innovation technique, la coupole Fortuny, qui permet de donner l’illusion d’un «ciel» illimité en supprimant les frises et «bandes d’air» traditionnelles, et facilite ainsi l’abandon du décor peint.

Au Théâtre des arts (1910-1914), où il monte plusieurs œuvres rarement jouées (Idoménée , Le Couronnement de Poppée ), Jacques Rouché fait surtout appel aux peintres (René Piot, Maxime Dethomas, Valdo-Barbey) et assigne à la peinture une fonction non plus descriptive, mais purement poétique. À l’Opéra de Paris, qu’il dirige de 1914 à 1939, et qu’il se propose de transformer en «théâtre d’art», il utilise tantôt la peinture, tantôt les projections et «décors filmés» (Hamlet , La Damnation de Faust ); mais il préfère, pour les œuvres contemporaines, «un décor abstrait, ou une organisation de l’espace par plans», où de simples praticables «constitueront la machine à jouer pour les personnages dont les groupements compléteront le rythme plastique de l’action»: on reconnaît à nouveau dans cette définition, parfaitement illustrée par les décors géométriques d’André Boll pour la création d’Œdipe roi , d’Enesco (1936), l’influence considérable de l’œuvre d’Appia.

Dans le premier tiers du XXe siècle, le décor d’opéra s’engage donc dans deux voies nouvelles: sous l’influence du symbolisme, mais aussi des Ballets russes (dont la première saison parisienne date de 1909), la peinture garde toute son importance, mais elle cesse de décrire ou de raconter, pour jouer sur des harmonies de couleurs et créer un climat qui s’accorde avec celui du drame; sous l’influence d’Appia, le décor construit, animé par l’architecture lumineuse, est conçu pour mettre en valeur le corps de l’acteur. Dans les deux cas, le décor perd son autonomie et sa gratuité pour se mettre au service de la mise en scène.

Mais les expériences de Sievert, Meyerhold ou Rouché restent des exceptions; sur la grande majorité des scènes lyriques continuent à régner les toiles peintes illusionnistes et les stéréotypes du jeu romantique; même à Bayreuth, malgré le Parsifal de Söhnlein (1927) ou la Tétralogie de Preetorius (1933-1934), qui manifestent une volonté de stylisation, le modèle imposé par Cosima reste en vigueur jusqu’en 1950, de telle sorte qu’on a pu définir l’opéra entre les deux guerres comme «le plus poussiéreux et le plus inutile des musées» (Bernard Dort).

Le renouveau de l’après-guerre: approches dialectiques, approches idéalistes

Pour rendre compte du renouveau du spectacle d’opéra dans les années 1950, on invoque souvent pêle-mêle le rôle de metteurs en scène spécialisés dans le théâtre lyrique, comme Wieland Wagner ou Walter Felsenstein, d’hommes de théâtre ou de cinéma, comme Giorgio Strehler ou Luchino Visconti, ou encore de l’exceptionnelle chanteuse-actrice que fut Maria Callas. Ces divers phénomènes ont pourtant des significations très différentes: il n’y a rien de commun entre le travail d’un Wieland Wagner, qui subordonne tous les éléments de la représentation à une interprétation globale de l’œuvre, et l’individualisme d’une Callas, qui conçoit la mise en scène comme une simple régie au service de l’inspiration du chanteur. Par la puissance expressive de son jeu et surtout de son chant, qui transforme l’espace vocal en espace théâtral, Callas a su redramatiser les œuvres les plus abstraites du répertoire négligé du bel canto ; mais les meilleurs metteurs en scène avec lesquels elle a travaillé, Zeffirelli (Le Turc en Italie , 1955; Tosca et Norma , 1964), et surtout Visconti (La Vestale , 1954; La Somnambule et La Traviata , 1955; Anna Bolena et Iphigénie en Tauride , 1957) n’ont pu imaginer leurs spectacles, d’un historicisme ou d’un esthétisme raffinés, que comme des écrins destinés à mettre en valeur la personnalité de la cantatrice.

Même s’ils partagent la même éthique de la représentation lyrique, conçue comme un travail collectif, à l’opposé de tout star system , Wieland Wagner à Bayreuth et Walter Felsenstein au Komische Oper de Berlin-Est engagent la mise en scène d’opéra dans deux voies divergentes, celle d’un idéalisme inspiré du symbolisme et d’Appia, celle d’un réalisme critique influencé par Brecht, qui dépasse le réalisme stanislavskien vers un théâtre «épique» ou dialectique, et dénonce l’opéra comme «genre culinaire».

À partir de 1947, Walter Felsenstein fait du Komische Oper un équivalent «lyrique» du Berliner Ensemble; son travail dramaturgique (au sens brechtien du mot) sur la «fable» des opéras le conduit à revenir à la version originale de Carmen , en remplaçant les récitatifs de Guiraud par les dialogues parlés (1948, direction Otto Klemperer), ou à proposer une version nouvelle des Contes d’Hoffmann (1954); il aborde un répertoire très éclectique, de l’opérette (Orphée aux enfers et Barbe-Bleue , d’Offenbach) à Mozart (La Flûte enchantée ), Verdi (Le Trouvère, Othello ), Wagner (Le Vaisseau fantôme ) ou Janá face="EU Caron" カek (La Petite Renarde rusée ), en s’efforçant de traiter les œuvres les plus célèbres comme des œuvres inconnues. Surtout, il s’attache, à la suite de Stanislavski, à définir un nouveau style d’interprétation pour ce qu’il appelle le «Musiktheater»; s’il reconnaît à son tour la nécessité de s’appuyer avant tout sur la musique et le chant, il garde ses distances vis-à-vis du «théâtre de la convention». «L’homme qui chante a quitté la vie quotidienne, non pas la vie»: il s’agit de refuser le réalisme anecdotique, sans pour autant évacuer la réalité.

Comment concilier l’émotion du théâtre lyrique avec la distanciation du théâtre épique ? C’est aussi la question à laquelle tente de répondre Giorgio Strehler, inventeur d’une «voie italienne» du brechtisme. En 1947, l’année même de la fondation du Piccolo Teatro, il met en scène La Traviata à la Scala ; il ne cesse plus de travailler parallèlement pour les deux théâtres. Il monte Prokofiev (L’Amour des trois oranges , 1948; L’Ange de feu , 1955; Pierre et le loup , 1959), Brecht-Weill (Mahagonny , 1964), les opéras «politiques» de Beethoven (Fidelio , 1969) et de Verdi (Simon Boccanegra , 1971; Macbeth , 1975), mais se consacre aussi à Cimarosa, Donizetti, Richard Strauss ou Berg. Il n’aborde Mozart, son compositeur de prédilection, qu’à partir de 1965, avec L’Enlèvement au sérail (festival de Salzbourg), qui sera suivi des Noces de Figaro (Paris, 1973) et de La Flûte enchantée (Salzbourg, 1974). La perfection formelle de ces spectacles, la beauté des décors de Damiani ou de Frigerio, la séduction des toiles peintes, le raffinement des lumières, l’art des contre-jours et des transparences ont parfois fait oublier la dimension critique de ces analyses aiguës de la société, et la dimension morale de ce théâtre humaniste qui renvoie les spectateurs à leur réalité et à celle du monde qui les entoure.

Tout semble opposer ces approches dialectiques de l’opéra et la démarche «idéaliste» de Wieland Wagner. En privilégiant la dimension symbolique et mythique de l’œuvre de Wagner sur sa dimension historique, sociale ou idéologique, Wieland Wagner n’entendait pas seulement, en 1951, «dépolitiser» Bayreuth: il voulait travailler dans la direction indiquée par Appia, et par Roller à Vienne. Dès sa première Tétralogie (1951), il fait voler en éclats la «boîte» du théâtre naturaliste; le dispositif unique qui sert de matrice à tout le spectacle, un disque surélevé et incliné entouré d’un cyclorama sur lequel jouent des projections colorées, creuse et illimite l’espace scénique. Ce lieu insitué, cosmique et mental à la fois, déconcerte moins le public que le «Nuremberg invisible» des Maîtres chanteurs de 1956: au dernier tableau, où le défilé des corporations donne traditionnellement lieu à une agitation colorée et naturaliste, la ville est simplement figurée sur une tapisserie, tandis que les choristes immobiles, vêtus de blanc, étagés sur les gradins d’un hémicycle, chantent face au public, comme dans un oratorio.

La réforme du décor, le vide de l’espace, le jeu de la lumière et de la couleur ne prennent leur sens qu’en fonction de la direction d’acteurs: le traitement des masses chorales en blocs uniformes, en forces presque abstraites, rejoint le travail d’intériorisation du jeu des interprètes, vêtus de tuniques dépouillées ou de vêtements de cuir qui donnent le sentiment de l’intemporel; l’économie et la puissance expressive du geste, la géométrie des placements et la ritualisation des déplacements (en cercle, en diagonale) constituent la vraie marque du «nouveau Bayreuth».

Ce style se modifie à partir des années 1960: l’espace se peuple de lignes et de formes archaïques, menhirs percés du Tristan de 1962, pierres dressées du Crépuscule des dieux de 1965, tandis que de nouveaux interprètes, Anja Silja, Wolfgang Windgassen ou Theo Adam, incarnent des personnages plus vivants, plus proches du réel. Il ne s’agit plus seulement de mettre en scène des archétypes, mais une humanité et une société; si le scandale du Tannhäuser de 1961 est provoqué par la bacchanale réglée par Béjart et la Vénus noire de Grace Bumbry, c’est la dénonciation de la violence de la société de la Wartburg écrasant le créateur «marginal» qui constituait l’élément le plus subversif du spectacle: Götz Friedrich la reprendra, avec plus d’agressivité, dans son Tannhäuser de 1972.

Après la mort de Wieland Wagner (1966), l’esthétique du «nouveau Bayreuth» tend à s’imposer partout, comme un nouveau modèle; mais la plupart des épigones n’en retiennent que des éléments formels, vidés de leur sens, comme la vacuité de l’espace, la pénombre et le statisme, ou l’usage des projections. Il n’en reste pas moins que Wieland Wagner a définitivement imposé l’idée que le metteur en scène lyrique est un interprète à part entière, maître de tous les éléments de la représentation et créateur d’un langage autonome.

L’explosion des années 1970

Retrouver un spectacle intact, soixante-huit ans après sa création: ce rêve d’un archéologue du théâtre pouvait se réaliser en 1970, au terme de l’histoire des représentations de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique. Ni la peinture hallucinée de Valentine Hugo, d’inspiration onirique et fantastique (1947), ni les volumes géométriques d’André Boll, directement inspirés d’Appia (1959), ni le dessin linéaire, noir sur blanc, de Cocteau, conçu lui-même comme une réminiscence du décor de la création (1963), n’ont réussi à évincer les sept tableaux peints par Jusseaume et Ronsin en 1902: ils sont reconstitués à l’occasion du cinquantenaire de la création, repris pour le centenaire de la naissance de Debussy (1962) et pour les trente ans de Pelléas de Jacques Jansen (1969), qui assure à cette occasion la mise en scène, au moment où, à Londres, Kaslik et Svoboda réalisent la production dirigée par Pierre Boulez.

Les pratiques les plus poussiéreuses du théâtre lyrique (mises en scène assurées par d’anciens chanteurs, succession de réalisations différentes dans, ou plutôt devant, les mêmes décors) sont donc toujours en vigueur au moment où les grands créateurs de la scène abordent les œuvres du répertoire à l’intérieur des institutions lyriques les plus prestigieuses. L’exemple de l’Opéra de Paris est particulièrement caractéristique: sous la direction de Rolf Liebermann (1973-1980), la plupart des événements musicaux apparaissent aussi, ou d’abord, comme des événements théâtraux. Patrice Chéreau, en proposant après Felsenstein une nouvelle dramaturgie des Contes d’Hoffmann , retrouve derrière les stéréotypes du second Empire la dimension fantastique du romantisme allemand (1974); à l’inverse, Jorge Lavelli inscrit Faust dans la mythologie bourgeoise du XIXe siècle en utilisant une immense halle de verre et de fer réalisée par Max Bignens (1976); il expose le mystère de Pelléas en pleine lumière (1977), et rend à Œdipus Rex , grâce à une pente métallique mobile, terrifiante machine à jouer, la force élémentaire de la tragédie (1979). Enfin, la création mondiale du troisième acte de Lulu (1979) suscite moins de débats que la mise en scène de Chéreau, qui refuse le stéréotype de la «femme fatale» pour faire de Lulu une énigme, une absence, et que les décors de Peduzzi, inspirés par l’expressionnisme et l’architecture monumentale fasciste, qui transposent l’action dans les années 1930. De même, la renaissance du festival d’Aix-en-Provence, sous l’impulsion de Bernard Lefort, est principalement due aux fêtes baroques ou bourgeoises, humoristiques ou dérisoires organisées par Lavelli (Le Carnaval de Venise , 1975; La Traviata , 1977; Alcina , 1978).

Cette prise de pouvoir du metteur en scène à l’opéra n’est pas seulement un phénomène français. À la Scala, Luca Ronconi, passionné par les machines de théâtre, utilise un système de tapis roulants pour imaginer, à travers Don Carlos , puis Wozzeck (1977), des mondes qui glissent vers le néant. Sur les grandes scènes allemandes, à Salzbourg, à San Francisco, Jean-Pierre Ponnelle met en scène un répertoire très éclectique, en fondant une direction d’acteurs réaliste et animée sur une analyse scrupuleuse de la partition; ses productions les plus originales restent sans doute le cycle Monteverdi (1979) et le cycle des opéras de jeunesse de Mozart (1980), réalisés à Zurich en collaboration avec Nikolaus Harnoncourt.

Surtout, à l’occasion du centenaire de la création de la Tétralogie à Bayreuth, les relectures de l’œuvre se multiplient; la réalisation d’Ulrich Melchinger (Kassel, 1970-1974), inspirée par la science-fiction et la bande dessinée, ou celle de Joachim Herz (Leipzig, 1973-1976), allégorie politique et sociale projetée dans les XIXe et XXe siècles (le Walhalla y est figuré par le Capitole de Washington), voisinent avec les productions plus traditionnelles de Rennert (Munich, 1969) ou Riber (Genève, 1975-1977). Mais les mises en scène les plus intéressantes sont celles qui écartent toute lecture univoque du mythe, entremêlant utopie et réalité, mythe et histoire, archaïsme et modernité, idéologie et poésie: on retiendra les visions insolites et stimulantes de Peter Stein à Paris (L’Or du Rhin , 1976), de Ronconi et Pizzi à Milan, puis Florence (1974-1980); à Londres, Götz Friedrich utilise la machinerie de Svoboda, un plateau mobile, monté sur un vérin, pour faire traverser à la Tétralogie l’histoire de l’humanité, mais aussi celle du théâtre (1974-1976).

À Bayreuth enfin, de 1976 à 1980, Patrice Chéreau et Richard Peduzzi inventent une «nouvelle figuration», rompant radicalement avec le dépouillement de la scène wieland-wagnérienne; ils soulignent le caractère hétéroclite de l’œuvre, ses fractures, ils entrechoquent les âges, les civilisations, les architectures, les objets et les costumes. Cette allégorie scénique des rapports du pouvoir et de la liberté, sous-tendue par une réflexion sur les contradictions de Wotan et la manipulation de Siegfried, faussement libre parce qu’inconscient de sa liberté, est portée par une direction d’acteurs d’une densité, d’une intensité, d’une violence exceptionnelles. Ce nouveau réalisme, qui peut déboucher sur le fantastique ou l’onirisme, caractérise également le travail d’un Kupfer, dont l’interprétation du Vaisseau fantôme (Bayreuth, 1978) semble toutefois plus didactique.

Durant cette période, les frontières entre le «côté d’Artaud» (Lavelli, Ronconi) et le «côté de Brecht» (Chéreau, Kupfer) ont tendance à se brouiller: Friedrich, disciple de Felsenstein, travaille avec Svoboda, scénographe tchèque qui a hérité d’Appia le goût des volumes géométriques, des escaliers géants, des architectures lumineuses. Surtout, l’opéra, devenu porteur d’enjeux dramaturgiques, idéologiques, esthétiques, attire désormais non seulement des hommes de théâtre (Antoine Vitez met en scène Les Noces de Figaro à Florence en 1980, Orfeo à Chaillot en 1981), mais des chorégraphes (Maurice Béjart, après avoir monté Les Contes d’Hoffmann , La Veuve joyeuse , La Damnation de Faust et La Traviata entre 1961 et 1973, revient à l’opéra en 1980 et 1982 avec Don Giovanni et Salomé à Genève), et des cinéastes (en 1980, Losey réalise Boris Godounov à Paris, Miklós Jancsó Otello à Florence; en 1983, Ken Russell aborde à l’Opéra de Lyon Les Soldats , de Zimmermann).

Il faut pourtant marquer les limites de cette «révolution», qui semble avoir peu d’influence sur les créations lyriques, qui ne concerne que quelques grandes scènes internationales (Paris, Bayreuth, la Scala, Florence, Genève, Bruxelles), et surtout qui est freinée par les contraintes techniques et les pesanteurs sociologiques liées au théâtre à l’italienne. Dès 1876, l’architecture de Bayreuth remettait en cause la hiérarchie des loges et des balcons, remplacés par l’amphithéâtre «égalitaire» inspiré des Grecs, cependant que le rapport scène-salle était modifié par le volet qui recouvrait la fosse d’orchestre et l’obscurité imposée pendant le spectacle. Avec la salle de l’institut d’Hellerau (1911), dans laquelle Appia présente son Orphée , Jaques-Dalcroze invente un espace unitaire, sans rampe et sans cadre de scène, qui abolit la «boîte» de la scène illusionniste ou naturaliste.

Ces recherches sont prolongées par les expériences de Peter Brook et de Lavelli, qui tentent de faire sortir l’opéra des lieux traditionnels de la représentation. Lorsqu’il présente dans le théâtre à demi ruiné des Bouffes du Nord une adaptation allégée de la Carmen de Bizet (1981), en reléguant au fond de la scène un orchestre réduit et en projetant vers le public des chanteurs soudain vulnérables et bouleversants, Brook rapproche l’esthétique de l’opéra de celle du théâtre musical, plus libre, plus vivante. Dans l’espace hexagonal de la Halle aux grains de Toulouse, Lavelli inclut le public de Fidelio dans l’aire de jeu, une immense prison métallique, en rompant avec le principe de la frontalité chanteurs-spectateurs, mais aussi chanteurs-chef d’orchestre, grâce au relais d’écrans de télévision qu’il intègre dans la mise en scène (1977). En montant l’opéra-cantate révolutionnaire de Nono, Au grand soleil d’amour chargé , dans les deux nefs géantes d’une usine de la banlieue lyonnaise (1981), il «met en scène» les spectateurs, les incite à choisir leur parcours, à inventer leur spectacle: pour la première fois, ce qu’Ariane Mnouchkine et Ronconi avaient réalisé au théâtre avec 1789 et Orlando furioso devient possible à l’opéra.

Le cinéma pourrait représenter un autre mode de libération à l’égard des contraintes de la scène, et un autre moyen de conquérir un public nouveau. Mais les expériences les plus intéressantes semblent renvoyer la mise en scène d’opéra à sa vieille problématique: dans sa Flûte enchantée (1974), Bergman, en jouant le jeu de l’artifice scénique et musical, réussit à inventer une dialectique de la durée cinématographique et de la durée théâtrale; dans le Don Giovanni de Losey (1979), la beauté du décor naturel et la théâtralité de l’architecture palladienne n’empêchent pas le réalisme cinématographique d’entrer en conflit avec l’artifice du chant. Tout se passe comme si, du temps des esquisses d’Appia à l’ère du cinéma et de la télévision, la question posée au metteur en scène d’opéra était restée la même: comment réinventer la convention?

Encyclopédie Universelle. 2012.

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